YOGA ET CONSCIENCE
- Présence et Sens
- 17 juil.
- 21 min de lecture
Dernière mise à jour : 27 juil.
Un mystère toujours vivant
La conscience est peut-être l’un des plus grands mystères que la philosophie ait tenté de penser. Elle est à la fois ce par quoi tout est connu — et pourtant elle échappe à toute définition stable.
Que veut dire : être conscient ? est-il vraiment possible de définir la conscience?
Nous vivons à l’ère d’une société matérialiste pour qui, généralement, la conscience est produite par le cerveau, ce qui signifie que d’un point de vue matérialiste, la mort est synonyme de néant. Et pourtant, dans toutes les grandes traditions spirituelles — orientales comme occidentales — il subsiste une intuition profonde : Quelque chose en nous ne meurt pas. Non pas une croyance, mais un ressenti intime. Il existe en chacun(e) une présence silencieuse, immobile, qui voit ce qui naît et meurt, sans jamais disparaître avec ce qui est vu.
Cette présence a un nom dans les textes sacrés :
· Ātman dans les Upanishads,
· Puruṣa dans le Sāṃkhya,
· Cit dans le Vedānta,
· Śiva dans le Tantra,
· le témoin dans le Yoga.
Et dans d’autres traditions :
· l’Esprit dans le christianisme mystique,
· la claire lumière de l’être dans le bouddhisme tibétain,
· la conscience pure dans la science contemporaine de la conscience.
Et si la mort physique n’était qu’un changement de configuration du champ de l’expérience, et non la disparition de la conscience elle-même ? Ce qui est vu meurt ou se transforme. Ce qui voit demeure.
Il est d’ailleurs intéressant aujourd’hui de voir que les travaux de physique quantique se rapproche de cette vision d’une conscience délocalisée, qui n’est pas produite par le cerveau.
Voyons ce qu’il en est pour les yogis et les philosophies du yoga...

CONSCIENCE ET PHILOSOPHIES DU YOGA
Vers une reconnaissance subtile de l’unité derrière la diversité
La philosophie indienne ne se réduit pas à une seule école : elle est une constellation de traditions, de voies et de visions du monde. Pourtant, la conscience est un fil d’or commun à ces différentes voies — qu’elle soit vue comme le Soi, le témoin, l’énergie vivante ou l’absolu lui-même.
Il existe des points de convergence et des échos subtils entre le Sāṃkhya-Yoga dont sont tirés les yoga sutras de Patanjali, le Vedānta (en particulier l’Advaita Vedānta), le Tantrisme non-duel (dont le Shivaïsme du Cachemire), les Upanishads composants un socle commun à toutes ces voies yogiques
❖ ️ La conscience est fondamentale
Il y a un point commun majeur entre toutes ces voies. Elles affirment toutes que la conscience est au cœur de l’être, même si elles diffèrent sur sa nature, sa fonction ou sa relation avec le monde.
➢ Upanishads:
La conscience (cit) est le Soi profond, la réalité immuable et intime de chaque être (Ātman) et est identique à Brahman, la réalité ultime.
« Ce qui ne peut être vu mais par quoi tout est vu : cela est Brahman. »
— Kena Upanishad
➢ Advaita Vedānta
La conscience est non-duelle, pure, intemporelle. Elle est le seul réel, tout le reste est superposition (māyā).
« Tu n’es pas le corps, ni le corps n’est à toi.
Tu es pure conscience, le témoin immobile.
Reconnais cela — et sois libre. »
— Aṣṭāvakra Gītā, II.1
« Tu es l’espace infini, pur et silencieux.
En toi, l’univers se lève comme une vague sur l’océan. »
— Aṣṭāvakra Gītā, II.18
➢ Sāṃkhya-Yoga
La conscience (puruṣa) est distincte de la matière (prakṛiti). Elle est témoin, immobile, inaffectée. Le yoga vise à désidentifier le puruṣa du mental.
« Sa dṛg draṣṭā kevalaguṇavṛttam. »
« Le puruṣa est voyant, témoin, isolé, non engagé dans l’action, et observe les mouvements des guṇas*. »
— Sāṃkhya Kārikā 19
« Dṛṣṭā kevalaḥ guṇavṛttānupaśyī. »
« Le puruṣa est le témoin pur, qui voit les activités des guṇas* sans s’y mêler. »
— Sāṃkhya Kārikā 19 (complément)
*Les gunas sont des qualités de l'énergie dans le corps
➢ Tantra
La conscience (cit ou śiva) est non seulement témoin, mais aussi puissance créatrice (śakti).Elle est vibration vivante, jouissance consciente (ānanda). Tout est conscience, tout est śiva
« Yatra yatra mano yāti tatra tatra samādhyayaḥ »
« Où que le mental aille, là est l’état d’union. »
— Spanda Kārikā I.2
« Conscience qui se goûte dans toutes les formes, libre de toute limitation, telle est la Déesse. »
— Tantrāloka I.95 – Abhinavagupta
❖ Le monde et la conscience : séparation ou unité ?
Il existe un point de divergence subtil entre ces différentes voies, qui se trouve dans la relation entre conscience et manifestation.
· Sāṃkhya-Yoga : dualisme. Conscience ≠ matière. La libération (kaivalya) vient de la séparation entre puruṣa et prakṛti (la conscience et le monde).
· Advaita Vedānta : non-dualisme. Le monde est une illusion temporaire (māyā). La conscience se croit séparée, mais ne l’est jamais.
· Tantra : non-dualisme incarné. Le monde est expression de la conscience, Śakti est Śiva en mouvement. La manifestation est sacrée.
Toutes reconnaissent cependant que la conscience n’est jamais affectée par les objets. Mais certaines y voient un retrait (Samkhya, Vedānta), tandis que le Tantra y voit une union.
Regardons de plus près...
LES UPANISHADS: UNE SAGESSE TOURNEE VERS L’INTERIEUR
Les Upanishads, textes philosophiques et mystiques rédigés entre le VIIIe et le IIe siècle avant notre ère, constituent le cœur de la tradition spirituelle indienne. Leur mot d’ordre : se tourner vers l’intérieur pour découvrir la réalité ultime — non dans le monde extérieur, mais dans la profondeur de l’Être. Leur enseignement central peut se résumer ainsi :
« Tat tvam asi » — Tu es Cela.
Autrement dit : la conscience ultime du monde et la conscience intime de soi ne font qu’un.

❖ La conscience comme essence du Soi (Ātman)
Dans les Upanishads, la conscience n’est pas une faculté mentale ni une production du cerveau. Elle est le Soi (Ātman), ce qui en nous ne change pas, ce qui perçoit, connaît, éclaire
« Ce qui ne peut être vu par les yeux, mais grâce à quoi les yeux peuvent voir, sache que c’est le Brahman et non ce que les gens vénèrent ici. »
— Kena Upanishad
Le Soi n’est pas un objet de perception, mais ce par quoi toute perception est possible. Il est l’arrière-plan silencieux de toutes nos pensées, émotions, sensations — immobile, intemporel, libre. Et ce Soi est conscience pure (Cit).
❖ Conscience = Ātman = Brahman
L’audace des Upanishads est d’identifier cette conscience intérieure avec l’absolu cosmique, Brahman, le principe ultime de la réalité :
« Ātman est Brahman. »
— Mandukya Upanishad
Ainsi, ce qui voit en nous est identique à ce qui fait exister l’univers entier. La conscience humaine n’est pas une bulle isolée : elle est la vibration même du réel. Il n’y a pas deux consciences : une personnelle et une divine. Il y a une seule lumière, présente en tout, voilée par l’ignorance (avidyā).
❖ Les quatre états de la conscience : enseignement de la Māṇdukya Upanishad
Un des textes majeurs, la Māṇḍūkya Upanishad, décrit la conscience comme ayant quatre états :
1. Jāgrat – l’état de veille (le monde extérieur, les actions)
2. Svapna – l’état de rêve (le monde intérieur, les pensées)
3. Suṣupti – le sommeil profond (absence de forme, mais présence du Soi)
4. Turīya – le « quatrième état », au-delà des trois, pure conscience, non-dualité.
Turīya est paix, béatitude, non-dualité. C’est le Soi, à connaître.
Turīya n’est pas un état à atteindre, mais ce qui sous-tend tous les états. Il est la conscience elle-même, libre des formes, des noms, des expériences.
❖ Être conscience, c’est être liberté
Le mental est fluctuant, limité, soumis au changement. La conscience est immobile, lumineuse, témoin silencieux de tout cela.
« Quand le mental se tait, le Soi se révèle. »
— Amritabindu Upanishad
Ainsi, la pratique spirituelle — que ce soit méditation, prānāyāma, silence intérieur — vise à retirer les voiles mentaux pour que la conscience puisse se reconnaître elle-même. Elle est toujours déjà là, immuable, pure présence. Elle est ce qui en nous ne naît pas et ne meurt pas, ce qui observe tout sans jamais être atteint, ce qui reste libre au cœur de toutes les formes.
QU’EST CE QUE LA CONSCIENCE SELON LE SAMKHYA?
Le pur témoin, inaltéré et libre, au-delà de la matière
Le Sāṃkhya (signifiant « discernement » ou “énumération”) est une des plus anciennes philosophies indiennes. Il est l'une des six écoles classiques (ṣaḍdarśana). Attribué à Kapila, il est le plus ancien système dualiste, et aussi la base philosophique du yoga de Patañjali. Son objectif est clair : libérer la conscience (puruṣa) de son identification à la matière (prakṛti), source de la souffrance.

❖ La conscience = Puruṣa
Dans le Sāṃkhya, la conscience est appelée Puruṣa. Elle est pure présence, non née, non morte, intemporelle, non agissante, sans forme, immuable, infinie, multiple (il existe une infinité de purusas, selon cette école, un par être vivant, contrairement au vedanta où la conscience est une).
Elle est le témoin silencieux de tout ce qui se passe dans le mental et dans le monde, mais n'agit jamais. Elle n'est pas le corps, ni le mental, ni l'intellect, ni les émotions. Elle est ce qui voit tout cela, sans jamais être affectée.
❖ Le monde = Prakṛiti
Face à Puruṣa se trouve Prakṛiti, la nature, la matière, la source de toute manifestation. Prakṛiti inclut le corps, les sens, le mental (manas), l'intellect (buddhi), l'ego (ahamkara), et tous les objets du monde.
Elle fonctionne selon trois qualités fondamentales (guṇas) :
· sattva : clarté, équilibre, légèreté,
· rajas : mouvement, énergie, désir,
· tamas : inertie, obscurcissement, lourdeur.
Selon le Samkhya, la confusion vient quand la conscience s’identifie à la matière. La souffrance vient de l’erreur d’identification : la conscience (puruṣa), pure et libre, s’identifie au mental, au corps, à l’histoire personnelle, croyant être ce qui change, ressent, souffre. Comme un cristal reflète les objets placés devant lui, puruṣa reflète prakṛti, sans en faire partie.
Cette confusion engendre l'ego, la souffrance, le cycle des renaissances (saṃsāra)
« Trividhaṁ duḥkham atyantānivṛttiḥ hetuḥ. »
« La cessation absolue des trois formes de souffrance est le but suprême. »
— Sāṃkhya Kārikā 1
Il y a trois types de souffrances :
ādhyātmika – internes (corps, mental),
ādhibhautika – externes (environnement, autres êtres),
ādhidaivika – causées par des forces invisibles (destin, karma, dieux).
Le Sāṃkhya est né du désir de mettre fin à la souffrance, non par croyance, mais par discernement.
❖ Discerner et se libérer
Le but du Sāṃkhya est donc la libération (kaivalya), obtenue par la connaissance discriminante (viveka). Par la pratique de l’introspection, du discernement, du détachement, le purusa comprend qu'il n'est pas prakriti, qu'il est uniquement le témoin immobile, et se libère définitivement de toute souffrance. Le puruṣa est la conscience inaltérée qui se reconnaît comme distincte de tout ce qui change. Elle ne ressent pas, n’agit pas, mais perçoit. Elle est pure lumière de présence, et libre de la matière. Se libérer selon le Sāṃkhya, c’est cesser de croire que je suis ce qui bouge, et se reposer dans ce qui, en moi, n’a jamais bougé.
PRATIQUE ET RESONNANCE AVEC LE YOGA DE PATANJALI
Bien que le Sāṃkhya soit principalement une philosophie spéculative, sa vision du puruṣa a inspiré le yoga de Patañjali. Dans les Yoga Sūtra, la conscience est aussi vue comme le témoin. Le yoga est défini comme l’arrêt des perturbations du mental (citta-vṛtti-nirodhaḥ), pour que le puruṣa se repose dans sa propre lumière.

❖ Les Yoga Sūtra : La voie de l’apaisement intérieur vers la claire lumière de l’être
Composés il y a environ 2 000 ans, les Yoga Sūtra de Patañjali forment le texte fondamental du yoga classique, aussi appelé yoga de Patañjali ou Rāja Yoga. Ce texte, composé de 195 aphorismes concis, est une cartographie subtile de l’esprit, de la conscience et du chemin vers la libération intérieure (kaivalya). Au cœur de cette voie : libérer la conscience de ses voiles, afin qu’elle se reconnaisse dans sa nature pure, libre de toute agitation mentale.
❖ La conscience dans le Yoga de Patanjali : citta
Dans les Yoga Sūtra, la conscience individuelle est désignée par "citta" qui désigne l’ensemble du mental, de l’intellect, de la mémoire, de la sensibilité... tout ce qui est mouvement de perception intérieure. On pourrait comparer Citta à un lac. Quand ses eaux sont agitées, il reflète les choses de façon déformée ; quand il est calme, il peut refléter la lumière de l’être telle qu’elle est.
Le yoga, selon Patañjali, est le processus d’apaisement du mental pour permettre à la conscience pure, stable et témoin, de se révéler.
❖ Aphorisme fondamental : le yoga est arrêt des fluctuations du mental
« Yogaś citta-vṛtti-nirodhaḥ »
Le yoga est la cessation des fluctuations du mental.
— Yoga Sūtra I.2
Ce célèbre aphorisme signifie que le but du yoga est de laisser s’éteindre ce qui nous distrait de ce que nous sommes déjà. Les vṛtti sont les modifications, vagues ou perturbations de la conscience (pensées, émotions, souvenirs, jugements…). Quand elles cessent, le Soi peut se reconnaître lui-même.
❖ L’état de yoga : pure conscience sans identification
« Tada draṣtuḥ svarūpe 'vasthānam »
Alors, le témoin se repose dans sa vraie nature.
— Yoga Sūtra I.3
Quand le mental s’apaise, la conscience se stabilise dans son essence, immobile, silencieuse, non agitée par les contenus mentaux. Le « témoin » (draṣtuḥ), c’est le témoin intérieur, le puruṣa — conscience pure, distincte de l’activité mentale. C’est la lumière de l’être, sans forme, éternelle, libre.
❖ Quand le mental est agité : identification
« Vṛtti sārūpyam itaratra »
Autrement, il y a identification à l’activité mentale.
— Yoga Sūtra I.4
La souffrance vient de là : lorsque la conscience s’identifie au corps, aux pensées, aux rôles, elle oublie sa nature de témoin. Elle croit être ce qu’elle perçoit, au lieu de rester ce par quoi tout est perçu. Le chemin du yoga est donc une désidentification progressive qui aboutit à une reconnaissance de la lumière intérieure.
❖ La pratique : stabiliser la conscience
Les outils proposés par les Yoga Sūtra sont multiples :
· Yama/Niyama (éthique, discipline),
· Asana (postures),
· Prāṇāyāma (souffle),
· Pratyāhāra (retrait des sens),
· Dhāraṇā (concentration),
· Dhyāna (méditation),
Ces étapes ne sont pas des buts, mais des voies de stabilisation du citta, pour que le puruṣa puisse émerger en pleine clarté et atteindre le Samādhi (absorption dans l’absolu)
❖ Kaivalya : la libération de la conscience
Le but, dans les Yoga Sūtra, est kaivalya, un état de pure liberté, où la conscience se connaît comme distincte de la matière. Ce n’est pas une séparation extérieure, mais une clarté intérieure absolue. Le puruṣa n’est plus obscurci par le mental : il resplendit dans sa lumière propre, sans condition, sans objet. Libéré des attachements, des constructions mentales et des voiles, le Soi s’établit dans sa pure lumière. Il s'agit de défaire les nœuds, de calmer les vagues, de retrouver la surface immobile du lac intérieur. Ce que tu es, au fond, n’a jamais été altéré. Le yoga t’invite à revenir au témoin silencieux, et à laisser la conscience être ce qu’elle a toujours été : libre, paisible, immobile.
QU’EST CE QUE LA CONSCIENCE SELON L’ADVAÏTA VEDANTA?
La reconnaissance de l’unique Réalité : pure, libre et sans second

❖ Une philosophie de l’unité
L’Advaita Vedānta, l’une des écoles majeures de la pensée indienne, repose sur un postulat simple mais radical : Il n’existe qu’une seule Réalité ultime, appelée Brahman, et cette Réalité est pure conscience (cit), présence absolue. « Advaita » signifie littéralement « non-dualité ». Il ne s’agit pas de nier la diversité des phénomènes, mais d’affirmer que derrière toute apparence multiple, il n’y a qu’un seul principe fondamental : la conscience pure, sans forme, sans limite, sans second.
❖ La conscience (Cit) comme essence de l’être
Dans l’Advaita, la conscience (Cit) n’est pas une activité du mental, ni un attribut du corps ou du cerveau. Elle est la réalité fondamentale, le substrat immobile de toutes les expériences, la lumière par laquelle tout est vu. Cette conscience n’est pas personnelle, elle n’appartient à personne. Elle est universelle, présente partout, non née et non localisée.
« Ce n’est pas quelque chose que l’on connaît comme un objet. C’est cela par quoi toute chose est connue. »
— Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad
Dans ce regard, tu n’es pas une personne qui a de la conscience, tu es la conscience dans laquelle l’idée de personne apparaît.
❖ Atman = Brahman = Cit
Le cœur de l’Advaita Vedānta repose sur l’équation métaphysique suivante :
Ātman = Brahman = Cit
· Ātman : le Soi, la conscience intime, ce que je suis vraiment
· Brahman : la réalité absolue, sans forme, au-delà du temps et de l’espace.
· Cit : la pure conscience, libre, éternelle, silencieuse.
Autrement dit, le Soi individuel et l’Absolu ne sont pas deux réalités distinctes :
« Tat tvam asi »
— Tu es Cela
— Chāndogya Upaniṣad
« Ātman est identique à Brahman. »
— Mahāvākya des Upanishads
Cette reconnaissance n’est pas intellectuelle, mais expérientielle : le moment où la conscience se reconnaît elle-même comme liberté et plénitude.
❖ Le voile de l’ignorance (Avidyā)
Pourquoi, si nous sommes déjà cette conscience, ne le savons-nous pas ?
Parce que la conscience est voilée par l’ignorance fondamentale (avidyā) — le fait de s’identifier à ce qui n’est pas soi : le corps, le mental, les émotions, les rôles, les pensées. La pratique de l’Advaita n’est donc pas d’« atteindre » la conscience, mais de retirer les superpositions mentales (upādhis) pour laisser briller ce qui est toujours là.
« Comme l’eau est toujours pure, même troublée par la boue, la conscience reste pure, même recouverte par le mental. »
— Shankara
❖ Pratique : l'enquête du Soi (Atma Vichāra)
Le chemin de l’Advaita repose souvent sur une pratique directe : Atma Vichāra, ou enquête sur le Soi, enseignée notamment par Ramana Maharshi. La question-clé est : « Qui suis-je ? »
Mais pas pour obtenir une réponse mentale, plutôt pour retourner l’attention vers sa source, jusqu’à ce que toute identification tombe, et que la conscience se révèle comme pure présence sans forme. C’est une pratique très simple, et à la fois difficile car c’est une non pratique, la présence d’un maître est souvent ce qui va faciliter ce retournement intérieur.
❖ Conscience = Silence, Liberté, Félicité
Quand les pensées s’apaisent, quand le mental ne commente plus, quand l'identification au "moi" se dissout... Ce qui reste est silence lumineux, liberté sans condition, ānanda — félicité paisible.
Brahman est Sat-Cit-Ananda : Être – Conscience – Joie.
LA CONSCIENCE DANS LE TANTRA :
L’UNION DE ŚIVA ET ŚAKTI
Quand le regard immobile rencontre la vibration du monde

❖ La conscience comme réalité vivante
Dans le Tantra non-duel, la conscience n'est pas un concept abstrait. Elle est la réalité ultime, pur Présence, lumière intérieure à l'origine de toute expérience et simultanément incluant tous les objets du monde. Bien qu'elle soit ce par quoi tout est connu, ce dans quoi tout surgit, ce qui ne peut jamais être vu, mais sans quoi rien ne peut être vu, la conscience, dans cette voie, ne s'oppose pas au monde. Elle en est la trame intime. Et cette conscience originelle porte un nom : Śiva
❖ Śiva : La conscience immobile et silencieuse
Śiva est le principe masculin dans la symbolique tantrique. Il est le nom de la conscience absolue, immobile, silencieuse, éternellement présente. Śiva ne fait rien. Il voit, sait, éclaire. Il est le fond lumineux du réel, la clarté sans forme, le témoin de tout ce qui est, sans préférence, sans effort.
Mais cette conscience, en elle-même, est sans monde. Elle a besoin de son pôle dynamique, vibrant, manifestant : Śakti.
❖ Śakti : l’énergie vivante, la conscience en mouvement
Śakti est le pouvoir de Śiva, sa lumière devenue monde, sa joie devenue forme. Elle est l’énergie créatrice, dansante, incarnée, qui déploie l’univers tout entier. Śakti, c’est la conscience qui devient souffle, corps, pensée, émotion, plaisir, douleur, rivière, montagne, ciel, étoiles, galaxies... Elle est la vibration primordiale (spanda) qui anime le visible et l’invisible. Sans Śiva, elle serait mouvement sans source. Sans Śakti, Śiva serait lumière sans manifestation. Ils ne sont pas deux. Ils sont les deux faces de la conscience vivante.

❖ Śiva-Śakti : l’unité du regard et du vivant
Dans le tantrisme non-duel, tout est conscience : le silence comme le son, l’immobilité comme le geste, le ciel comme la terre. Le monde n’est pas une illusion à fuir, mais Śakti elle-même, danse de la conscience. Et au cœur de cette danse, la conscience se reconnaît en tout. Quand tu respires avec attention, Śiva et Śakti s’unissent. Quand tu médites en silence, Śiva écoute, Śakti s’apaise. Quand tu te relie en présence à un autre être, avec le ciel, avec les étoiles, avec le monde... Śiva contemple, Śakti rayonne. La conscience n’est alors plus une idée ou une quête : elle est l’unité du témoin et du vécu, du non-agissant et du créateur, du silence et de la vibration.
❖ Le corps comme lieu de reconnaissance
Dans le yoga tantrique, on ne quitte pas le corps pour atteindre la conscience. Au contraire, on plonge dans le corps pour y retrouver la conscience. Chaque sensation devient un espace d’éveil. Chaque souffle devient une prière incarnée. Chaque émotion devient vibration de Śakti, éclairée par le regard de Śiva. Le yoga, la méditation, la respiration consciente, les kriyas, les mantras, sont autant de voies d’union, où Śiva reconnaît Śakti, et Śakti retourne à Śiva — comme un éveil de l’unité toujours présente.
❖ Tu es Śiva et Śakti, tu es Śiva-Śakti
Dans le tantrisme, tu es la conscience (Śiva) et tu es l’énergie vivante (Śakti). Tu es le témoin immobile et la danse du monde. Il ne s’agit pas de choisir entre le silence ou le mouvement, le ciel ou la terre, l’âme ou le corps, mais de reconnaître leur unité intime, dans la conscience éveillée du cœur.
Le monde entier est ton miroir. La vibration du souffle est ta prière. La conscience que tu es, est la demeure de tout. Elle n’est pas séparée du monde. Elle ne s’oppose pas au corps, ni à l’émotion, ni à la sensation. Elle est le tissu même de la réalité, la présence vivante dans laquelle toute chose surgit, évolue, disparaît. Elle n’est pas un état, c’est la réalité elle-même. Elle est illimitée, vibrante, libre, auto-lumineuse. Elle est Śiva, non comme divinité extérieure, mais comme pure présence consciente. Et cette présence, loin d’être figée ou passive, est danse vivante, pulsion créatrice, appelée Śakti. La conscience n’est pas une abstraction, elle est l’intimité même de toute expérience.
❖ Spanda : la vibration de la conscience
Dans le tantrisme, Spanda signifie « pulsation », « frémissement subtil ».C’est la vibration première de la conscience qui se reconnaît en elle-même par le jeu de la manifestation. La conscience ne reste pas figée dans un au-delà : elle se goûte dans le souffle, le désir, le silence, le mouvement du corps, le tremblement de l’instant.
« Ce n’est pas dans l’oubli du monde que l’on trouve la conscience, mais dans la vibration la plus fine de chaque sensation. »
— Spanda Kārikā
❖ La conscience est à la fois silence et déploiement
Contrairement à d’autres voies comme l’advaita vedanta ou le samkhya qui séparent le spirituel du matériel, le tantrisme affirme que le corps est conscience, que les émotions sont conscience, que le plaisir, la douleur, la relation, tout est expression de Śakti, donc de la conscience elle-même. Car le matériel reste avant tout de la conscience "solidifiée", de la conscience ayant pris une forme, mais c'est toujours de la conscience.
Le chemin n’est donc pas de quitter le monde pour atteindre la conscience, mais de reconnaître la conscience partout, en tout, et surtout, dans l’expérience directe du moment présent.
❖ La conscience est Amour
Dans le tantra non duel, la conscience n’est pas un témoin froid. Elle est Amour vivant, joie vibrante, intelligence spontanée. On retrouve ici encore la célèbre triade :
Sat – Cit – Ānanda - Être – Conscience – Félicité
La conscience éprouve, ressent, s’émerveille d’elle-même dans chaque forme du vivant. Elle est relation, non dualité. Elle ne connaît pas de dehors. Elle inclut tout. Elle se goûte dans un souffle qui s’attarde, dans une sensation profonde, dans une contemplation silencieuse, dans une relation vraie. Reconnaître cela, ce n’est pas comprendre, c’est se laisser toucher. C’est vivre depuis l’intérieur du vivant, là où le monde, le corps et l’absolu ne font qu’un.
LA RECONNAISSANCE AU COEUR DE TOUTES LES VOIES
Bien que les approches varient, une intuition partagée domine : La conscience ne s'acquiert pas, elle est déjà là, mais voilée par l'ignorance, l'identification, le mental. La libération n'est pas un ajout, quelque chose que l'on va obtenir mais une reconnaissance.
« Connaître le Soi, c’est se souvenir de ce que l’on est déjà. »
— Pratyabhijñā (Tantra)

❖ Une conscience avec de multiples reflets au coeur des philosophies indiennes
À travers le Yoga, le Vedānta, le Tantra, le Sāṃkhya,la conscience est toujours vue comme ce qui perçoit sans être perçu, ce qui sait sans forme, ce qui est sans condition.
Tantôt elle est silence, tantôt danse, mais elle est toujours présence libre, au cœur du souffle, de la sensation, du mystère. La vérité n’est pas dans la forme de l’école, mais dans l’éveil de la reconnaissance. Et cette reconnaissance est une seule chose : la conscience qui se reconnaît elle-même.
❖ Être conscient, c’est aimer
La véritable conscience — celle dont parlent les sagesses du monde — est une présence ouverte, silencieuse, accueillante. Dans le yoga, la méditation, les voies de non-dualité, on parle de la conscience comme d’un espace vaste, immobile, sans préférence, qui reconnaît ce qui est, sans juger, sans rejeter. Mais n’est-ce pas là la définition même de l’amour véritable ? Un regard qui n’attend rien, qui embrasse tout, qui ne veut rien changer, mais reconnaît ce qui est, tel que c’est. Là où la conscience est pure présence, l’amour est pure relation dans cette présence. Aimer, c’est être conscient de l’autre comme un mystère vivant. L’amour, c’est ce que la conscience devient lorsqu’elle se reconnait. Et dans toute relation, c’est l’espace d’être vu tel qu’on est, c’est le regard qui ne saisit pas, c’est l’écoute qui ne juge pas. C’est cela, la rencontre entre amour et conscience : un lieu silencieux où rien n’est à prouver, où l’être est suffisant.
Lorsque la conscience s’incarne pleinement, elle devient amour actif, compassion, attention délicate. Et lorsque l’amour se libère de la peur, de l’attachement, il devient regard clair, il devient conscience.
Le chemin spirituel n’est pas d’atteindre la conscience en rejetant l’amour, ni d’aimer sans lucidité. Mais d’unir en soi le feu du cœur et la lumière du regard. La conscience devient amour quand elle descend dans le corps. Et l’amour devient conscience quand il s’ouvre au non-savoir, au mystère. Quand les deux se rejoignent, l’être rayonne, la relation devient offrande, la vie devient espace sacré.
LE HATHA YOGA TANTRIQUE: UNE INVITATION A LA CONSCIENCE INCARNEE
Sentir, ralentir, s’ouvrir à ce qui est déjà là
Le mot sanskrit yoga signifie union — non pas seulement du corps et de l’esprit, mais, plus subtilement, de la conscience avec elle‑même. Plus qu’une discipline physique, le yoga est un chemin pour que la conscience se déploie dans le corps, le souffle et l’instant présent, jusqu’à toucher l’essence même de l’être.

❖ Le yoga comme espace de reconnaissance
Dans le yoga, on ne devient pas conscient : on se reconnaît comme conscience. Ce n’est ni un objet à atteindre, ni une chose à comprendre. Elle est ce qui est déjà là, à l’arrière-plan de tout, mais que l’on oublie parce que l’on regarde ailleurs — vers l'effort, le mental, la volonté, le but. Et dans la pratique du hatha yoga tantrique, elle ne se manifeste pas par la force ou la volonté. Elle apparaît d’elle-même, quand les conditions sont réunies — comme une fleur qui éclot quand le sol est prêt. C’est une ouverture, un laisser-être, une offrande du corps à la lumière de l’instant. Plus la pratique devient profonde, plus la conscience cesse de se chercher. Elle s’épanouit comme espace d’accueil, comme présence nue. Ce n’est plus "moi" qui fais l’expérience, c’est l’expérience qui se révèle dans l’ouverture du soi.
❖ Ce que l’on peut faire : semer, préparer, laisser émerger
Il est impossible de forcer la conscience à apparaître, car ce serait encore une action du mental. Mais on peut ralentir, laisser de l’espace, habiter le corps d’une manière nouvelle. On peut créer les conditions de l’éveil. C’est cela, la beauté du yoga : non une méthode de performance, mais une gestuelle sacrée pour se rendre disponible.
Voici quelques éléments d’exploration pour que la conscience puisse se révéler d’elle-même:
➢ Ralentir
De nos jours, le monde va vite, le mental aussi. La conscience, elle, ne suit pas ce rythme. Elle apparaît dans les interstices : entre deux gestes, entre deux pensées, entre deux souffles.
En ralentissant :
· les postures deviennent lieux de présence,
· le souffle devient passerelle vers l’instant,
· le mental se calme, l’être peut apparaître.
Plus on ralentit, plus on sent. Plus on sent, plus on devient vivant.
➢ Sentir plutôt que faire
Une posture ne devient yogique que quand elle est habitée de conscience. Le geste seul ne suffit pas. Il faut sentir depuis l’intérieur, être pleinement là.
Pratiques possibles :
· Revenir à la sensation du sol sous le corps, au toucher de l’espace, de l’air avec le corps, avec la peau
· Habiter le corps pleinement, sa densité, sa chaleur, les mouvements subtils
· Etre simultanément dans la fermeté de la posture et dans la détente, trouver le non effort dans la pratique
· Observer les sensations, de grossières à subtiles à vibratoires, sans rejeter ou saisir quoique ce soit
· Ne pas chercher à « bien faire », mais à être avec ce qui est là, simplement, sentir totalement, écouter avec le corps
Le corps devient un temple quand la conscience l’éclaire.
➢ Semer sans attendre
Tout dans le yoga est pédagogie du vivant : comme dans la nature, on sème, on arrose, on attend. La conscience n’aime pas la contrainte, elle vient dans la patience, la douceur, l’humilité. Ainsi, chaque souffle, chaque pratique devient un geste de confiance, un geste d'offrande de soi à l'univers :
· Asana : habiter et sentir le corps dans toutes ses dimensions
· Savasana : laisser l’expérience infuser
· Pranayama : conscientiser le souffle, faire circuler l'énergie
· Méditation : ne pas contrôler, mais s’ouvrir
· Kriya : laisser le mouvement révéler la vibration
Chaque pratique est une invitation à laisser place à la conscience, à la laisser infuser chaque parcelle de l'être, à la laisser se révéler au coeur de soi
➢ Observer sans vouloir changer
Dans l’assise, dans le yoga, dans le quotidien : regarder sans commenter, sans juger, sans intervenir. Quand on cesse de vouloir transformer ce que l’on perçoit, la conscience se reconnaît elle-même : claire, ouverte, paisible. Elle n’a pas besoin d’être autre chose que ce qu’elle est. Elle est la non forme qui inclue toutes les formes

❖ Le yoga : apprivoiser la mort comme retour à soi
Dans la tradition du yoga et de la méditation, chaque pratique est un entraînement à mourir :
· Mourir à l’agitation (dans le silence intérieur)
· Mourir aux limitations (dans la présence)
· Mourir à la réaction (pour entrer dans l'action)
Ce que la mort retire, c’est tout ce à quoi nous nous identifions : le nom, le visage, le passé, les projections. Mais ce qui perçoit ces identifications n’a jamais été personnel. De nombreux récits de mort imminente, ou d’expériences mystiques profondes, rapportent une clarté, une ouverture, une lumière, une réalité plus vibrante, plus "réelle" que la réalité ordinairement vécue, comme si, une fois le "moi" éteint, quelque chose en nous s’éveillait à l’essentiel.
Et si vivre en conscience, comme le propose le yoga, c’était se préparer à mourir vivant ? Et si mourir, c’était retrouver cette conscience nue, libérée de toute forme, mais pleine de la vie même ?
Et parfois, dans la profondeur d’une posture tenue, dans une suspension de souffle, dans une méditation où tout s’efface… on entre dans cet espace sans forme, sans nom, qui contient une paix plus vaste et une force plus vibrante, plus "réelle" que tout le connu.
Le yoga est un art d’ouverture lente, un chemin de dépouillement plus que d’accumulation. Ce que nous cherchons dans la pratique n’est pas quelque chose de nouveau, mais ce qui a toujours été là, ce qui ne peut pas être vu, mais grâce à quoi tout est vu.
❖ Et toi ?
Que se passe-t-il si, dans ta prochaine posture, tu ralentis simplement pour sentir, et que tu entres entres en présence totale de ce qui est là, dans l'instant, en toi, juste pour laisser la conscience apparaître… comme un reflet dans l’eau calme du corps, du souffle ?
Om Shivaye Namaha 🙏
Sources:
1. Les Upanishads
· Bṛhadāraṇyaka Upanishad
· Kena Upanishad
· Chāndogya Upanishad
· Māṇḍūkya Upanishad
·
2. Les Yoga Sūtra de Patañjali
3. Le Sāṃkhya Kārikā de Īśvarakrisna
·
4. Brahma Sūtra & commentaires de Śaṅkara
Sources tantriques
5. Spanda Kārikā
6. Śiva Sūtra
7. Pratyabhijñā Hṛdayam de Kṣemarāja
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